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Finance verte, développement durable, transition climatique

Données climat : il faut sauter le pas !

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Les acteurs financiers font état de nombreuses lacunes en matière de données, qui entraveraient leur prise en compte des risques liés au climat. Or, si le manque de données fiables, comparables, prospectives et granulaires constitue un défi, des solutions provisoires permettent de le pallier. De plus, de récents travaux devraient permettre de progressivement combler les lacunes persistantes.

Publié le 18/03/2022

La prise en compte des risques liés au climat induit d’importants besoins de données

Le Progress report on bridging data gaps (2021) du Network for Greening the Financial System (NGFS) a identifié six principaux cas d’usages pour lesquels les acteurs financiers ont des besoins de données : (i) mesure de l’exposition, (ii) décisions d’investissement et de prêt, (iii) analyse de scénarios et stress-tests, (iv) reporting, (v) suivi de la stabilité financière et (vi) modélisation macro-économique. Ces cas d’usages s’appuient souvent sur des méthodologies d’analyse et de quantification et sur le calcul de métriques (empreinte carbone, scores d’alignement, etc.). L‘évaluation de l’exposition aux risques physiques, par exemple, consiste à mesurer l’impact lié à l’exposition et la vulnérabilité des actifs aux aléas climatiques, et la capacité d’adaptation à ces aléas. Pour les risques de transition, cela revient par exemple à mesurer l’impact sur les actifs qui résultera d’une transition vers un modèle économique bas-carbone. La prise en compte des risques liés au climat pour l’ensemble des cas d’usages requiert des données spécifiques (Graphique 2), qui doivent être à la fois fiables, granulaires et prospectives (horizon 10-15 ans et plus, contre 3 ans en général dans les modèles des acteurs financiers, et alors que les données disponibles offrent une appréciation rétrospective). Ces données doivent aussi permettre des comparaisons internationales des expositions des acteurs financiers.

Graphique 2 : Principaux besoins en données pour l’évaluation des risques physique  et de transition
Graphique 2 : Principaux besoins en données pour l’évaluation des risques physique et de transition Source : NGFS, Progress report on bridging data gaps (2021), mise en forme de l’auteur

Des lacunes en termes de disponibilité, fiabilité et comparabilité

Le manque de données prospectives (trajectoires d'émissions des entreprises par exemple) est problématique du fait de la forte non-linéarité des risques liés au climat. Certaines données ‘carbone’, comme les émissions Scope 3 (émissions indirectement produites par les activités de l’entreprise), ne sont par ailleurs que rarement disponibles. Dans certains cas, les données existent mais leur accès est difficile car elles sont dispersées entre différentes sources et/ou uniquement disponibles via des fournisseurs de données privés. Enfin, les données disponibles n'ont pas toujours la granularité ou la couverture géographique et sectorielle nécessaire.

Les données disponibles ne sont en outre pas toujours fiables, ne faisant que rarement l’objet d’un audit. La non-transparence des fournisseurs de méthodologies est également problématique dans la mesure où ces dernières reposent parfois sur l’utilisation de données estimées et/ou de méthodes de calcul et d’hypothèses qui diffèrent selon les fournisseurs, conduisant à des résultats variables ou incohérents.

Enfin, les différences de conception et d'orientation des cadres de reporting climatiques existants, ainsi qu'un manque de cohérence entre eux, rendent difficile la comparaison des données déclarées.

À court-terme, il faut mieux tirer parti des solutions et outils existants 

Le domaine des données climatiques étant encore en développement, disposer de données de haute qualité au niveau mondial pourrait prendre un certain temps. Les acteurs financiers doivent donc passer outre, et commencer à prendre en compte les risques liés au climat en ayant recours aux données et outils existants, qui s’avèrent des moyens utiles pour combler les lacunes à court-terme (NGFS, 2021).

Il convient d’abord de veiller à une meilleure dissémination des données existantes, qui sont parfois disponibles, mais d’une utilisation malaisée par des acteurs financiers et ou mal connues au-delà de la communauté scientifique. C’est notamment le cas des données relatives aux risques physiques, comme les données géo spatiales et météorologiques fournies par des plateformes publiques (Global Forest Watch du World Resources Institute ou Climate Data Dashboard de l’European Space Agency).

Par ailleurs, l’usage de proxies, estimations et données modélisées pour pallier l’absence de données brutes, ainsi que le recours à des approches qualitatives visant à améliorer la résilience et nécessitant moins de données (démarches d’engagement auprès des clients par exemple) sont aussi une alternative.

Enfin, les outils digitaux comme le machine learning facilitent l’accès aux données (rassembler des données dispersées, exploiter des données au format inexploitable). Ce chantier bien identifié donne déjà lieu à des initiatives visant à promouvoir l’innovation. Des initiatives d’open data ont aussi été lancées : les démarches analogues à Etalab ont permis de mettre dans le domaine public de nombreuses données pertinentes, tandis que la Commission Européenne a présenté sa proposition de règlement sur la mise en place d’un point d’accès européen unique aux informations financières et non-financières publiées par les entreprises. Enfin, des plateformes en accès libre (open source) ont récemment été créées (OS-Climate, plateforme de l’ESA et de la NASA).

Le partage de connaissances sur l’exploitation de ces outils et des données disponibles reste nécessaire pour en tirer au mieux parti.

Des travaux sont entrepris pour combler les lacunes persistantes

L’identification des données disponibles restant un enjeu, la création de répertoires publics pointant vers les données existantes et informant les utilisateurs sur la meilleure façon d'accéder aux sources de données pertinentes est un progrès important. Le répertoire du NGFS (2022) permettra de produire une liste détaillée des données nécessaires à l’évaluation des risques liés au climat et de leurs sources. Les données pertinentes mais manquantes seront ainsi systématiquement identifiées, et les lacunes pourront être plus facilement comblées.

Au-delà, de récents rapports ont examiné les besoins en données des acteurs financiers (Financial Stability Board, 2021; Bank for International Settlements, 2021), et émis des recommandations pour combler les lacunes persistantes. Le rapport du NGFS les regroupe en trois axes: (i) converger vers des normes de divulgation mondiales, (ii) adopter une taxonomie mondiale et (iii) développer des normes méthodologiques et des métriques plus transparentes. S’agissant de ces deux premiers axes, plusieurs initiatives sont en cours, notamment les travaux de l’European Financial Reporting Advisory Group et de la Fondation International financial reporting standards sur le développement de normes de reporting, et ceux de l’International Platform on Sustainable Finance sur les taxonomies. S’agissant du troisième axe, le Système européen de banques centrales coordonne des travaux de développement de méthodologies et indicateurs de référence pour estimer l’empreinte carbone des portefeuilles des institutions financières et leur exposition aux risques physiques. Sur les aspects données, enfin, un groupe de travail du BIS Innovation Network mène des travaux visant à en accroître l’utilisation dans le secteur financier, tandis que la troisième phase de la G20 Data Gaps Initiative accorde une large part au changement climatique, et que banques centrales et instituts statistiques nationaux collaborent dans le cadre du Committee on Monetary, Financial and Balance of Payments Statistics pour améliorer des bases de données environnementales existantes et développer un répertoire de données européen.

In fine, si les lacunes en matière de données climatiques sont réelles, elles ne constituent pas un obstacle absolu à la prise en compte des risques liés au climat par les acteurs financiers, et n’apparaissent donc pas insurmontables.

 

 

Par Léa Grisey

Scénarios de transition climatique et risques financiers

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Dans le cadre du premier exercice pilote climatique, la Banque de France et l’ACPR ont développé une suite de modèles pour quantifier les risques financiers associés à différents scénarios de transition climatique. Nous en présentons ici quelques résultats. Dans certains scénarios, la probabilité de défaut de l’industrie pétrolière augmenterait de 400 bps, son spread de crédit de 30 bps en 2050 et sa valorisation boursière serait amputée de 40% à 50%.

Publié le 25/02/2022

Note : Probabilité de défaut (PD) à 1 an en 2030, 2040, 2050 suivant les deux scénarios de transitions adverses (transition retardée et transition soudaine)

Probabilités de défaut des entreprises non-financières françaises:

Le billet de blog n°255 présentait la déclinaison de scénarios de transition vers une économie bas carbone en chocs sectoriels sur la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires. Trois scénarios y étaient analysés : un scénario de transition ordonnée et deux scénarios de transition désordonnée, l’une « retardée », l’autre « soudaine », pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 (voir Allen et al. pour les détails).

Ces chocs sectoriels sur la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires ont été appliqués aux bilans des entreprises françaises, disponibles à fin 2019, soit plus de 232 000 bilans sociaux non consolidés. À partir de cette vision de l’état financier des entreprises, nous avons projeté ces trois scénarios par pas de 5 ans entre 2025 et 2050. Ces projections ont été réalisées entreprise par entreprise, et ont abouti à une ventilation individuelle des chocs sectoriels, cohérente avec l’équilibre bilanciel à fin 2019. Ce travail de micro-simulation a permis de projeter, pour chaque scénario, les ratios financiers impactés par les chocs de valeur ajoutée ou de chiffre d’affaires, toutes choses égales par ailleurs. Les ratios financiers ainsi obtenus viennent ensuite alimenter le modèle de cotation de la Banque de France. Ce modèle de risque de crédit est simulé à chaque pas de temps de cinq ans et pour chacune des 232 000 entreprises, permettant ainsi d’obtenir la probabilité de défaut (PD) pour chaque entreprise, période et scénario.

 
Graphique 2 : Distribution des probabilités de défaut des entreprises de certains secteurs projetés en 2050 sous 3 scénarios
Graphique 2 : Distribution des probabilités de défaut des entreprises de certains secteurs
projetés en 2050 sous 3 scénarios
Source : calcul des auteurs

Note : La PD est dans l’axe des abscisses en pourcentage. Les PDs sectorielles moyennes sont affichées comme des traits verticaux colorés en fonction du scénario. L’aire sous la courbe qui vaut toujours 1, représente le pourcentage de la population.

Nos résultats montrent que, par rapport à la transition ordonnée, les scénarios de transition retardée et soudaine ont un impact à la hausse sur les probabilités de défaut (PDs) pour tous les secteurs, à l'exception de celui de l'électricité.

Les PDs des secteurs les plus impactés augmentent fortement dans le temps, atteignant par exemple jusqu'à 400 bps de hausse en 2050 pour l'industrie pétrolière (graphique 1).  À titre de comparaison, une dégradation similaire des PDs a été estimée pour les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire de la COVID-19 en 2020. La dégradation des PDs est toutefois progressive à moyen et long terme du fait de la nature tendancielle des scénarios utilisés.

La distribution des impacts à travers les scénarios montre, de façon attendue, des augmentations structurelles plus importantes des PDs lorsque la transition est plus défavorable, comme le montre le graphique 2. Il est intéressant de noter que, selon les scénarios, la distribution des PDs change de manière importante pour certains secteurs, avec une plus grande part de l'échantillon dans la queue de distribution (risques extrêmes) quand la transition devient plus désordonnée. C’est le cas du secteur pétrolier, où il y a un nombre important d'entreprises avec des PDs supérieures à 3%, alors qu'elles dépassent à peine 1,5% dans le scénario ordonné.

Graphique 3 :  Probabilités de défaut en 2050 pour les secteurs les plus affectés (Top 3 des entreprises impactées)
Graphique 3 :  Probabilités de défaut en 2050 pour les secteurs les plus affectés
(Top 3 des entreprises impactées)
Source : calcul des auteurs

Note : De gauche à droite la valeur des PD en transition ordonnée et retardée, pour la première, deuxième et troisième entreprise la plus touchée (avec l’écart le plus important entre les PD dans les deux scenarios de transition en 2050).

En examinant plus spécifiquement certaines entreprises individuelles (les trois entreprises les plus impactées pour chaque secteur), le graphique 3 met en évidence que certaines entreprises peuvent atteindre un niveau de PD insoutenable en 2050, passant de 0,6% dans un scénario de transition ordonnée à plus de 9% dans un scénario de transition retardée. Parmi les conséquences très défavorables de cette détérioration de la qualité de crédit pour les entreprises et les établissements de crédit, on peut rappeler que les créances privées qui sont admises en garantie pour les opérations de refinancement doivent avoir une PD inférieure à 0,4% dans le cadre permanent de la politique monétaire et une PD inférieure à 1,5% s’il s’agit de créances privées supplémentaires (additional credit claims, ACC). Une créance privée avec une PD supérieure à 1,5% est considérée comme non-éligible pour les opérations de politique monétaire, et les PDs supérieures à 5 % correspondent à l’échelon le plus défavorable de qualité de crédit.

Spreads de crédit entreprise et prix d’actifs financiers:

Le changement climatique est un phénomène qui peut avoir des effets très importants sur les secteurs économiques, les acteurs financiers et la stabilité financière (NGFS). Pour ces raisons, nous nous focalisons ici sur l’impact des scenarios de transition sur des variables financières clés comme les spreads de crédit et les prix d’actifs financiers. Les spreads de crédit des entreprises non-financières françaises, et leurs projections, ont été déterminés à partir des probabilités de défaut fournies par le Risk Management Institute de la National University of Singapore et les projections calculées, pour chaque scénario d’intérêt, par le modèle de cotation de la Banque de France. À partir des PDs sur chaque horizon et secteur économique d’intérêt, les spreads de crédit associés ont été déterminés à l’aide de la formule de Merton (1974) et Black et Cox (1976). Une fois constituée la base de données des spreads, les projections sont réalisées, pour chaque scénario de transition, à l’aide d’un modèle VAR Gaussien dont les variables sont les spreads de crédit, deux variables macroéconomiques (taux de croissance du PIB et taux d’inflation) et la courbe des taux sans risque.

Afin d’étudier l’impact de chaque scénario alternatif, par rapport à une transition ordonnée, on peut comparer deux secteurs économiques : le secteur « consommation non-cyclique » (CNC ; agriculture, fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac, industrie pharmaceutique et activités pour la santé humaine) et le secteur « énergie fossile » (EF ; mines et carrières, cokéfaction et raffinage).

En écart au scénario de référence, et en ligne avec les projections des PDs présentées dans le graphique 1, nous observons que : a) le secteur énergétique montre des variations anticipées des spreads de crédit plus importantes que celle du secteur CNC et cela pour chaque scénario alternatif ; b) les variations anticipées du secteur CNC sont marginalement affectées par les deux scénarios alternatifs (10bps et 15bps, respectivement); c) dans la transition retardée, les variations anticipées des spreads de crédit du secteur EF sont légèrement négatives jusqu’en 2035 pour devenir ensuite positives et atteindre des valeurs proches de 25bps en 2050 ; d) dans le cas de transition soudaine, les variations des spreads du secteur EF sont négligeables jusqu’en 2030 et atteignent ensuite près de 30bps en 2050.

Les prix des actifs boursiers sont eux déterminés à l’aide d’un modèle reposant sur la somme des flux actualisés des dividendes futurs anticipés (Dividend Discount Model). Ces dividendes sont dérivés des projections de valeurs ajoutées (VA) déterminées selon la méthodologie mentionnée dans le billet de blog n°255. Le taux d’actualisation est déterminé à partir de l’indice boursier du pays considéré, augmenté par une composante de prime de risque identifiée, pour chaque secteur et scénario, par le spread de crédit associé. Étant donné un prix d’actif pour chaque secteur et scénario, la variation relative (en pourcentage) du prix dans un scénario alternatif par rapport au scénario de base détermine l’élasticité de l’actif en question.  Le graphique 4 montre ainsi que, si les investisseurs découvraient subitement en 2020 que la valeur future des dividendes du secteur pétrolier n’était pas celle du scénario de référence mais celle associée à une transition désordonnée (retardée ou soudaine), alors les cours boursiers de ce secteur apparaitraient -par rapport au scénario de référence- surévalués de l’ordre de 41% dans le premier cas et de 54% dans le second.

Graphique 4  : Élasticités des prix d’actifs France par secteur économique et scénario de transition
Graphique 4  : Élasticités des prix d’actifs France par secteur économique et scénario de transition

Source : calcul des auteurs.

« Too little, too late » : Impact d’une transition climatique désordonnée

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Afin d’évaluer les risques financiers associés au changement climatique, la Banque de France et l’ACPR ont développé une suite de modèles quantifiant des scenarios adverses de transition bas carbone en France. Malgré un effet macroéconomique limité à court terme, les impacts-clés se situent au niveau sectoriel et sont fortement hétérogènes. Un second billet abordera la stabilité financière.

Publié le 08/02/2022

Note : impacts en écart à la transition ordonnée. Par ex. en 2050 lors d’une transition soudaine, le PIB et la valeur ajoutée du secteur « extraction » seraient inférieurs de respectivement 5.5% et 25% à leurs niveaux en transition ordonnée.

 Si la meilleure manière de mettre en œuvre une transition climatique efficace reste encore débattue, les risques liés à une transition « désordonnée » (par exemple trop tardive ou à l’inverse trop abrupte) sont moins contestés. Il importe néanmoins de les quantifier afin d’anticiper les risques économiques et financiers qui en découlent. Les scénarios de transition dite « ordonnée », où les économies arrivent à pivoter pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, anticipent souvent de faibles coûts pour l’économie (cf. la stratégie nationale bas carbone en France ou le scénario ordonné du réseau de banques centrales, Network for Greening the Financial System, qui donnent pour la France un impact final négligeable sur le PIB à horizon 2050). On pourrait leur reprocher de ne pas suffisamment prendre en considération certains coûts macroéconomiques durant la phase de transition (Pisani-Ferry, 2021). L’objectif de ce blog n’est pas de discuter de tels scénarios mais de souligner les risques liés à une transition désordonnée, en s’appuyant sur l’exercice pilote conduit par l’ACPR en 2021. Dans ce cadre, la Banque de France a développé une suite de modèles permettant de désagréger les effets de la transition bas carbone aux niveaux national, sectoriel et infra-sectoriel. L’exercice présente des exigences spécifiques, notamment un horizon temporel long ainsi qu’une granularité importante afin de saisir des disparités invisibles à l’échelle macroéconomique.

Scénarios de transition

Allen et al. (2020) décrivent, dans le cadre de l’exercice pilote de l’ACPR, trois types de transition climatique : (i) une transition « ordonnée » où les politiques publiques mises en œuvre et les évolutions technologiques réduisent les émissions carbone selon les objectifs fixés par l’Accord de Paris, tout en minimisant les dommages macroéconomiques ; (ii) une transition « désordonnée et tardive » avec une mise en œuvre retardée des politiques de transition et des impacts disruptifs sur les économies ; (iii) une transition « désordonnée et soudaine » où la mise en œuvre tardive et brutale (pour compenser le retard) de la transition n’est pas accompagnée des gains technologiques nécessaires, si bien que les impacts disruptifs l’emportent.

Nous présentons ici ces deux derniers scénarios (Graphique 2), avec un focus sur la transition adverse « soudaine ». Les impacts de ces transitions sont considérés en différence par rapport à la transition ordonnée i.e., celle qui respecte les objectifs de l’Accord de Paris sans disruption majeure, et où les prix du carbone passent de 54 euros par tonne d’équivalent CO2 émise (teCO2) en 2025 à environ 180 euros en 2050. Le scénario de transition « soudaine » repose sur une hausse du prix du carbone, véhiculée via une taxe, qui passe de 45 euros teCO2 en 2025 à plus de 900 euros en 2050, soit un surcroît d’environ 700 euros par rapport au scénario de transition ordonnée. Nous nous plaçons ainsi dans un scenario résolument adverse, puisque ce choc de prix du carbone n’est accompagné que d’un progrès technologique minimal.   

 

 

 

 

 

Graphique 2 : Prix du carbone (niveaux) et impacts sur le PIB de la France des scénarios de transition désordonnée (en écart par rapport à une transition ordonnée)
Graphique 2 : Prix du carbone (niveaux) et impacts sur le PIB de la France des scénarios de transition désordonnée (en écart par rapport à une transition ordonnée) Sources : NGFS, BdF, calculs des auteurs Note : Les prix du carbone (en USD 2010, échelle de gauche) sont en niveau et les impacts sur le PIB de la France (en %, échelle de droite) sont en écart au scénario de transition ordonnée.

Couplage de deux modèles

Afin de simuler aussi bien l’évolution agrégée de l’économie française que la transformation sectorielle de la production, nous couplons deux modèles aux atouts différents. Nous simulons d’abord l’impact de la transition désordonnée à l’aide du modèle multi-pays néo-keynésien NiGEM élaboré par le National Institute for Economic and Social Research, qui permet d’obtenir des informations agrégées à l’échelle de chaque pays pour un large éventail de variables. Nous le couplons à un modèle multi-pays multi-secteurs développé par Devulder & Lisack (2020), qui fournit une décomposition de l’impact agrégé sur 55 secteurs de production.

Des impacts agrégés limités d’ici 2050…

Les scénarios de transition adverse « retardée » et « soudaine » conduisent respectivement à des impacts de -2,1% et de -5,5% sur le PIB français en 2050 (Graphique 2). Les transitions adverses étant initiées plus tardivement que la transition ordonnée utilisée ici comme référence, l’impact agrégé sur le PIB français est initialement légèrement positif mais se dégrade significativement par la suite.

Au niveau macroéconomique, la forte hausse de la taxe carbone en l’absence de gains technologiques, telle que décrite dans ce scénario adverse, implique un choc d’offre négatif : la production française se contracte. Du côté de la demande, comme les recettes de la taxe sont redistribuées aux ménages et que les effets sur l’offre se transmettent initialement plus lentement, le scénario tend à être tout d’abord positif sur la consommation. Cependant, la hausse de l’inflation suscitée par la hausse de la taxe carbone conduit à une baisse du pouvoir d’achat des ménages qui finit par compenser l’effet positif de la redistribution à partir de 2035. Le revenu disponible brut réel diminue, conduisant à une baisse de la consommation privée et à un repli de l’investissement (Graphique 3), ce qui in fine augmente le chômage. L’impact sur le solde extérieur est positif car les importations chutent plus que les exportations. Le solde budgétaire se dégrade en ligne avec ces effets récessifs, même si la taxe carbone seule est neutre sur le budget car redistribuée. La hausse de l’inflation (par rapport au scénario de transition ordonnée) se matérialise assez rapidement dans ce scénario : en France, elle est en moyenne plus élevée de 0,6 point de pourcentage par an entre 2030 et 2040. Elle est ensuite contenue à +0,3 point par an entre 2040 et 2050, du fait de la réaction de la politique monétaire.

 

Graphique 3 : Impacts de la transition soudaine sur le PIB de la France, sur ses composants et sur l’inflation (en écart par rapport à une transition ordonnée)
Graphique 3 : Impacts de la transition soudaine sur le PIB de la France, sur ses composants et sur l’inflation (en écart par rapport à une transition ordonnée) Source : calculs des auteurs Note : Impact sur le PIB en écart (%) au scénario ordonné. Barres: contributions à cet impact. Impact sur l’inflation (échelle de droite) en écart (point de %) entre les niveaux d’inflation des scénarios soudain et ordonné.

… qui cachent une forte hétérogénéité sectorielle

Les impacts agrégés en 2050 peuvent sembler relativement limités compte tenu de la hausse considérable du prix carbone. Ils cachent néanmoins de très fortes disparités sectorielles et montrent l’importance d’utiliser des niveaux de granularité suffisamment fins. Bien que les services et le secteur public contribuent pour moitié à la baisse du PIB du fait de leur poids important dans l’économie française, ils sont relativement peu affectés et de manière assez homogène. À l’inverse, un très petit nombre de secteurs, qui constituent à peine 5 % du PIB français et contribuent donc seulement pour 0,6 point de pourcentage à la baisse du PIB en 2050, sont très fortement affectés et pourraient être disruptifs de par les forts changements qu’ils subissent (Cokéfaction et raffinage, Extraction, Agriculture… cf. Graphique 4).

Tant que la transition n’est pas lancée (i.e. jusqu’en 2030), les secteurs polluants bénéficient d’un prix du carbone légèrement inférieur au scenario de référence et voient leur VA augmenter. À partir de 2035 néanmoins, le secteur de la cokéfaction et raffinage est particulièrement affecté, car l’utilisation des biens qu’il produit (essence par ex.) est fortement taxée, impliquant une baisse de la demande qui lui est adressée et une baisse de sa VA de près de 60% en 2050. L’effondrement de la production de ce secteur se transmet en amont, via le réseau de production, à l’ensemble de l’industrie extractive, dont la VA baisse de 25%. À cela s’ajoutent les secteurs dont la production émet le plus de gaz à effet de serre : les minéraux, la métallurgie ou encore le traitement des déchets voient leur VA baisser de 15 à 18%, l’agriculture de 25%. À l’opposé, le secteur de l’électricité et gaz bénéficie de la transition énergétique et voit sa VA augmenter de 4%.

Graphique 4 : Trajectoire d’impact de la transition soudaine sur le PIB français et la VA de certains secteurs
Graphique 4 : Trajectoire d’impact de la transition soudaine sur le PIB français et la VA de certains secteurs Source : calcul des auteurs

Note : impacts en écart à la transition ordonnée. Par ex., en 2050 lors d’une transition « soudaine », le PIB et la valeur ajoutée du secteur « extraction » seraient inférieurs de 5,5% et 25% à leurs niveaux en transition ordonnée.

L’un des principaux enseignements de ces scénarios de transition désordonnés est l’importance de la granularité sectorielle et infrasectorielle. Les chocs sectoriels mis en valeur ci-dessus impactent de manière hétérogène les entreprises, modifiant leurs probabilités de défaut et par ce canal la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie. Ces éléments sont présentés dans un second billet de blog.

Par Annabelle de Gaye et Noëmie Lisack

Reporting climatique des investisseurs et transition énergétique

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Imposer aux institutions financières une plus grande transparence sur l’impact climatique de leurs portefeuilles les incite-t-elles à réduire leurs investissements dans les industries les plus polluantes ? Nous étudions l’effet d’une loi française adoptée en 2015, la première à imposer une telle obligation. Nous montrons que les investisseurs concernés ont fortement réduit leur détention de titres émis par les entreprises du secteur des énergies fossiles.

Publié le 13/09/2021

Note : La ligne bleue en trait plein correspond au montant total de titres d’énergie fossile détenus par les investisseurs institutionnels français concernés par la loi TECV. Le trait rouge en pointillés correspond aux portefeuilles détenus par les autres institutions financières de la zone euro non soumises à cette loi. Montants exprimés en valeur de marché, rebasés à 100 au T4 2015, juste avant la mise en œuvre effective de la réglementation.

 

S’il est aujourd’hui admis qu’une réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) compatible avec les objectifs fixés dans les Accords de Paris de 2015 nécessite une importante réorientation des financements vers des activités moins carbonées, la meilleure façon de parvenir à une réallocation suffisamment rapide reste une question ouverte. Le débat pointe notamment la nécessité d’une plus grande transparence des institutions financières sur leur empreinte carbone et leur exposition aux risques climatiques.

En la matière, de nombreuses initiatives privées pour un verdissement de la finance sont apparues dans le secteur financier depuis 2015, incitant leurs membres à améliorer la publication volontaire de leur exposition aux risques climatiques et/ou à réduire l’empreinte carbone de leurs investissements. C’est par exemple le cas du groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives au climat (TCFD), initiative mondiale soutenue par le Conseil de stabilité financière (FSB) du G20.

En parallèle, les régulateurs envisagent de manière croissante la mise en place d’une obligation de publication d’informations climatiques par les institutions financières – notamment via le nouveau règlement sur la publication d’informations relatives au financement durable (SFDR) dans l’Union européenne ou le récent soutien par les dirigeants du G7 d’une obligation de déclaration suivant les principes proposés par la TCFD. 

Quelles conséquences d’une règlementation plus contraignante en matière de reporting ?

Dans une nouvelle étude, nous montrons que le fait d’imposer aux institutions financières la publication d’informations liées au climat les incite à se défaire des titres à forte intensité carbone. Pour ce faire, nous étudions les effets de la loi française Transition Énergétique et Croissance Verte – la loi TECV – dont l’article 173-6 est le premier en Europe à imposer une telle obligation.

Adoptée en août 2015 dans la perspective de la COP21, la loi est entrée en vigueur en janvier 2016. Elle impose aux investisseurs institutionnels enregistrés en France de nouvelles obligations de reporting à la fois sur leur exposition aux risques climatiques et sur leurs efforts pour atténuer l’impact de leur activité sur le réchauffement climatique. Si la liste des informations requises est vaste, les investisseurs ont néanmoins le choix entre « appliquer ou expliquer » (comply-or-explain) et sont libres de leurs méthodes d’évaluation.

Nous étudions l’impact de ces nouvelles exigences de transparence en termes d’ajustement des portefeuilles, en nous concentrant sur la détention par les investisseurs des obligations et actions émises par des entreprises du secteur des énergies fossiles (extraction, production et transport de combustibles fossiles). Pour les investisseurs soumis aux exigences de transparence, se défaire en priorité des titres émis par ces entreprises représente une option relativement simple et rapide pour se conformer aux nouveaux objectifs liés au climat et les communiquer au public (en publiant par exemple des plans de sortie du charbon).

Suivre le financement des énergies fossiles

Pour conduire nos investigations, nous construisons tout d’abord une base de données recensant l’ensemble des obligations et actions émises (et non encore remboursées ou rachetées) par les entreprises des secteurs de l’énergie fossile dans le monde au cours de la période allant du quatrième trimestre 2013 au troisième trimestre 2019.

Nous analysons ensuite les portefeuilles de titres détenus par les investisseurs de la zone euro à l’aide d’une base de données sur les détentions titre-par-titre des secteurs institutionnels en Europe gérée par l’Eurosystème. Nous nous concentrons sur les portefeuilles des institutions financières, réparties en trois sous-secteurs : banques, sociétés d’assurance et fonds de pension, enfin toutes les autres sociétés de gestion d’actifs et fonds communs de placement. Les dispositions de la loi TECV visent explicitement ces deux derniers sous-secteurs, soit les investisseurs institutionnels, à l’exception les banques. En outre, la loi s’applique uniquement aux institutions domiciliées en France et il n’existait pas de législation similaire dans aucun autre pays de la zone euro avant 2019. Cela nous permet de construire un groupe dit de « traitement » constitué des investisseurs institutionnels français concernés par la loi et un groupe dit de « contrôle » constitué des investisseurs français et étrangers non soumis à l’obligation de reporting au sein de la zone euro.

Nous comparons, avant et après décembre 2015, les détentions de titres liés aux énergies fossiles par ces deux groupes d’institutions financières. Alors que leurs détentions cumulées évoluent de façon relativement parallèle avant la nouvelle réglementation, elles divergent nettement à partir de l’entrée en vigueur de la loi (figure 1). La détention de titres liés aux énergies fossiles dans les portefeuilles des investisseurs institutionnels français concernés par l’obligation de reporting diminue fortement une fois la loi mise en œuvre, par rapport à la détention par les institutions financières non concernées par la loi.

Un effet significatif qui plaide en faveur d’une adoption plus large de l’obligation de reporting climatique

L’analyse économétrique détaillée que nous conduisons confirme cette intuition : l’obligation de publication d’informations liées au climat freine les investissements de portefeuille dans les énergies fossiles. L’effet mesuré est significatif, tant sur le plan statistique qu’économique : les investisseurs français concernés par la loi ont réduit leurs portefeuilles de titres fossiles de 40 % environ en moyenne, par comparaison au groupe de contrôle. En outre, la probabilité qu’ils investissent dans un nouveau titre lié aux énergies fossiles se réduit.

L’impact de cette réglementation est environ deux fois plus élevé pour les investissements de portefeuille dans les entreprises exploitant principalement du charbon et des énergies fossiles non-conventionnelles. Nous constatons également un fort biais domestique dans la réaction des investisseurs de la zone euro : les institutions traitées désinvestissent en priorité les entreprises des secteurs de l’énergie fossile qui sont domiciliées en dehors de la zone euro.

Ces résultats confortent l’extension prévue, en Europe et au-delà, d’une obligation réglementaire de reporting climatique par les institutions financières, au-delà des publications d’information sur une base volontaire. En effet, l’impact de « l’article 173-6 » identifié après 2016 est toujours présent à la fin de notre échantillon en 2019, malgré la participation d’un nombre croissant de grandes institutions financières européennes à des initiatives d’investisseurs engagés dans la lutte contre le changement climatique.

Complémentaire aux résultats de Bingler, Kraus et Leippold, notre étude suggère donc qu’une obligation déclarative est essentielle pour accélérer l’alignement de la finance sur les objectifs de la transition énergétique.

 

[Une version anglaise de ce billet a été initialement publiée dans le PRI academic blog.]

 

Quel mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour l’UE ?

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Si le principe d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Europe est prévu, son calibrage reste débattu. Ce billet présente trois scénarios faisant varier les modalités de calcul de l’assiette et le périmètre du mécanisme. Ces choix ont des conséquences importantes : les gains en termes de réduction de CO2 peuvent varier du simple au triple selon le scénario choisi.

Publié le 28/04/2021
Graphique 1 : Impact à court terme du MACF sur les importations et les émissions liées aux importations de l'UE
Graphique 1 : Impact à court terme du MACF sur les importations et les émissions liées aux importations de l'UE Source : Calculs des auteurs, OCDE, CEPII, Cezar & Polge (2020).

Note : Le scénario 1 permet de réduire les émissions liées aux importations de l'UE de près de 2% (correspondant à une baisse des importations de 0,5% en USD), tandis que le scénario 3 réduit les émissions de 6,5% (correspondant à une baisse des importations de 1,9% en USD) .

Plus de 15 ans après la création du système d’échanges de quotas européen (SEQE), la Commission européenne (CE) a fait du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) l’une des mesures phares de son Pacte vert. Elle devrait rendre publique sa proposition d’ici juin 2021, pour une mise en place envisagée en 2023. Le Parlement européen (PE) a par ailleurs proposé sa version du mécanisme dans une résolution votée le 10 mars 2021.

Le MACF vise à compenser la différence de tarification entre l’Union Européenne (UE) et ses partenaires commerciaux en taxant les importations par rapport à leur contenu en émissions de gaz à effet de serre (GES). En effet, les émissions liées aux importations représentent environ un tiers de l’empreinte carbone totale de l’UE. L’objectif est triple : i/ étendre la tarification carbone à l’ensemble des firmes ayant accès au marché européen, ii/ réduire les distorsions de concurrence entre les firmes domestiques et étrangères et iii/ inciter au verdissement des chaînes de valeur mondiales (CVM) et donc du commerce international.

Ce billet calcule l’impact du MACF en termes de réduction de GES et de flux commerciaux. Pour ce faire, trois scénarios sont considérés selon le périmètre des émissions utilisées dans le calcul de la taxe (européennes ou mondiales) et la prise en compte ou non des émissions indirectes incorporées au sein des CVM.

Les conséquences du choix du paramétrage sont importantes (graphique 1). Selon nos estimations, le scénario le plus étendu permettrait une baisse des émissions trois fois supérieure au scénario le plus restreint. Plus précisément, il impliquerait une baisse de 6,5% des émissions dans les importations européennes, pour une réduction de 1,9% des importations en valeur. Le scénario le plus restreint représenterait un impact sur les émissions de près de 2% et sur les importations de 0,5%. Le scénario intermédiaire a un impact de respectivement 4% et 1,2%. On note qu’indépendamment du scénario retenu, le rapport entre les baisses du CO2 et des importations reste constant.

Ces simulations complètent les estimations de la littérature sur l’effet global du mécanisme (Fouré et al 2016). De plus, elles s’insèrent directement dans les débats en cours au niveau européen.

Nos scénarios

Les discussions européennes portent notamment sur le référentiel devant servir au calcul du MACF. Celui-ci sert à définir la quantité de GES attribuée à un produit et influe donc sur l’assiette de la taxe. L’assiette devrait idéalement être établie directement auprès des firmes, de façon à ce qu’elles soient taxées selon leurs propres émissions. Cette option restant pour l’instant difficilement réalisable, une alternative est d’appliquer un référentiel s’appuyant soit sur les émissions de l’UE, soit sur celles de ses partenaires commerciaux.

Nos deux premiers scénarios portent sur ces alternatives. Le scénario s1 porte sur les émissions européennes. L’assiette du MACF serait calculée comme si l’intensité carbone des firmes étrangères était identique à celle des firmes européennes. Le scénario s2 porte sur les émissions mondiales (hors-UE). Le s1 est moins ambitieux puisque l’intensité carbone de la production de l’UE est bien inférieure à la moyenne mondiale, notamment à celle des pays émergents et en développement (Cezar & Polge 2020). Le scénario s3 prolonge le s2 en amplifiant la couverture du dispositif au partage international de la production à l’aval des CVM. Plus précisément, il inclut les importations indirectes des secteurs ciblés par la taxe et incorporés dans les importations d’autres secteurs (non ciblés). Cela reviendrait par exemple à taxer l’importation d’une voiture au prorata d’acier qu’elle contient. Il s’agit ainsi du scénario le plus étendu.

Nos simulations supposent que le MACF se substituerait intégralement aux politiques actuelles d’allocations gratuites de quotas du SEQE. Nous prenons comme hypothèses supplémentaires une taxe à 30 euros/tCO2 (supposition assez conservatrice étant donné l'évolution récente du prix du carbone) et un ciblage sectoriel restreint aux trois secteurs les plus émetteurs et exposés à la concurrence internationale : l’acier, l’aluminium et le ciment (Naegele & Zaklan 2019). Enfin, l’horizon retenu est celui du court terme (premières années d’application) : des effets de substitution (domestiques ou externes) pourraient s’ajouter dans les faits sur le long-terme, avec un impact indéterminé.

Dans le s1 et le s2, pour obtenir la valeur de la taxe, nous avons utilisé comme référentiel pour les émissions de GES la base TECO2 (’OCDE). Pour l’équivalent en termes de commerce, nous utilisons la base TiVA (OCDE). Pour s3 nous suivons Cezar & Polge 2020. Nous appliquons ensuite les élasticités sectorielles issues de la base ProTEE (CEPII).

Quelle efficacité en termes de CO2 pour chaque scénario ?

Les conséquences du choix du référentiel ne sont pas négligeables en termes d’impact de la mesure. Ce choix devrait donc être un élément clé des travaux européens.

Un référentiel basé sur les émissions des partenaires commerciaux de l’UE (s2) doublerait l’efficacité du mécanisme en termes de réduction de GES par rapport à une application basée sur les émissions européennes (s1). Même si la base sectorielle d’application reste la même (acier, aluminium et ciment), les émissions attribuées à chaque secteur varient fortement, ce qui explique l’écart entre les résultats. De plus, le s2 permettrait de discriminer les pays selon leurs émissions et donc d’engendrer des incitations supplémentaires à l’amélioration de leur efficience énergétique.

En outre, l’inclusion des importations indirectes (s3) augmente la base sectorielle d’application et triple l’efficacité du MACF. Il se propagerait alors sur toute la chaîne de production : même avec une cible restreinte (comme l’acier), le périmètre inclurait de multiples secteurs (comme les voitures).

Quelles orientations européennes ?

L’UE doit tenir compte dans l’élaboration du MACF des barrières juridiques, notamment liées aux règles de l’OMC et aux accords commerciaux en vigueur au niveau de l’UE, et pratiques. Il est donc probable que la CE privilégie un référentiel reposant sur les émissions de l’UE (l’équivalent du s1), puisque le SEQE permet de disposer de données fiables (DG-Trésor 2021).

De plus, pour des raisons de complexité et de traçabilité du carbone dans les CVM, il est probable que le mécanisme soit appliqué à des produits standardisés. Il est plus pratique d’évaluer le contenu CO2 d’un produit comme l’acier que d’un produit fini. Celui-ci nécessite par définition davantage de consommation intermédiaire, dans un contexte de forte fragmentation des chaînes de valeur, avec des systèmes productifs à efficience énergétique variable.

Toutefois, la résolution du PE suggère un référentiel basé sur la moyenne mondiale des émissions de GES contenues dans chaque produit. Le Parlement propose également d’étendre le mécanisme aux importations indirectes.

Le s3, qui se rapproche des grandes orientations de la proposition du PE, serait donc plus complexe à mettre en œuvre et comporterait plus de risques juridiques. Il présenterait toutefois une efficacité accrue en termes de réduction de GES et une application plus étendue du principe d’égalité de traitement pour l’ensemble des firmes présentes sur le marché européen.

En outre, sans inclusion des importations indirectes, la taxation des intrants importés augmenterait les coûts de production des firmes européennes au sein de leurs CVM par rapport à leurs concurrentes externes, dont les chaînes ne seraient pas affectées (Devulder & Lisack 2020). Il subsisterait donc un risque de fuites carbone, en plus de potentielles stratégies de substitution (importations de produits finis plutôt que ceux ciblés par la taxe). Cela pourrait également engendrer des pertes de compétitivité-prix à l’export. Une option serait alors la mise en place de rabais aux exportations pour les firmes de l’UE (Bellora & Fontagné 2020).

Par Rafael Cezar et Fabio Grieco

Risques climatiques et collatéral : une expérience méthodologique

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Les titres acceptés en garantie par l’Eurosystème dans le cadre de sa politique de collatéral ne sont dans l’ensemble pas « alignés » sur les objectifs climatiques de l’Accord de Paris, et sont donc a priori exposés aux risques climatiques dits de transition. Un meilleur « alignement » des pools de collatéral mobilisés par chaque contrepartie semble techniquement possible, mais soulève des questions méthodologiques.

Publié le 14/04/2021

Note : les cercles représentent les pools de collatéral mobilisés par les contreparties et leur taille. En abscisse, 1.5 et inférieur correspond à « l’alignement » avec l’Accord de Paris (zone verte); 5 est le score le plus défavorable, et donc a priori le plus exposé aux risques de transition.   En ordonnée, le taux de couverture représente la proportion, en encours nominal, d’actifs du pool (incluant les titres publics) pour lesquels des données d’alignement sont disponibles.

Les banques centrales face à la gestion des risques climatiques – A la recherche d’approches adéquates

Le changement climatique représente une grave menace non seulement pour les écosystèmes, les sociétés et l’économie mondiale (Pachauri et al., 2014), mais également pour le système financier (NGFS, 2019). Deux principaux types de risques sont généralement identifiés. Les risques physiques désignent les pertes qui pourraient résulter de l'augmentation de la fréquence et de la gravité des événements météorologiques extrêmes et des changements chroniques - tels que l'élévation du niveau des océans - dus au réchauffement climatique. Les risques de transition désignent les conséquences économiques et financières d'une transition brutale vers une économie bas-carbone.

Les banques centrales reconnaissent que les risques climatiques sont mal valorisés par les marchés financiers (NGFS, 2019). Cela tient en partie au manque d’informations complètes et standardisées quant à l’exposition des entreprises à ces risques. La difficulté des marchés financiers à valoriser les risques climatiques est surtout due à l’incertitude radicale qui les entoure (Bolton et al., 2020). Notamment, les différents scénarios politiques, technologiques et sociaux de transition climatique sont difficilement probabilisables. Ainsi, fonder la gestion des risques climatiques de la banque centrale sur la pondération de ces scénarios semble pour le moins hasardeux et pourrait nuire à sa crédibilité. Ce constat justifie que les banques centrales explorent des approches alternatives afin de préserver la stabilité financière (Allen et al., 2020) mais également pour protéger leur propre bilan.

Le document de travail publié par les auteurs de ce billet (Oustry et al., 2020) explore une approche « défensive », qui vise à limiter les risques de transition auxquels les titres acceptés en garantie par l’Eurosystème dans le cadre de ses opérations de crédit sont exposés sans déroger aux principes actuels de son dispositif de collatéral, à savoir :

  • Traiter de façon homogène les différents titres susceptibles de servir de garantie, conformément au principe de neutralité de marché,
  • Garantir une protection adéquate de l’Eurosystème contre les risques financiers,
  • Assurer l’égal accès des contreparties aux opérations de crédit,
  • Préserver la simplicité opérationnelle.

Réduire l’exposition du collatéral – titres des banques centrales aux risques de transition – L’intérêt des méthodologies dites « d’alignement » climatique

Afin de prendre en compte l’incertitude radicale et de respecter les principes guidant la politique de collatéral, une approche possible est de prendre comme référence une trajectoire climatique identifiée comme souhaitable par les instances politiques. Par exemple, l’objectif de l’UE de réduire ses émissions de CO2 de 55% d’ici à 2030 implique pour l’Eurosystème, au nom de son objectif primaire de stabilité des prix, de prendre acte de transformations économiques significatives à court et moyen terme qui pourraient considérablement impacter la qualité des actifs dans son bilan.

Si déterminer la probabilité de chaque scénario de décarbonation et le prix des actifs qui en résulterait est impossible, on peut estimer, au moins approximativement, dans quelle mesure certaines activités économiques (et les actifs qui s’y rattachent) sont « alignés » ou « compatibles » avec certains scénarios, et ce à relativement court ou moyen terme. De nombreuses méthodologies dites « d’alignement » ont émergé ces dernières années (Raynaud et al., 2020), qui visent précisément à estimer la compatibilité entre les stratégies de différents émetteurs d’actifs financiers et les bifurcations sociales et technologiques potentielles qui permettraient de limiter l’augmentation de la température globale moyenne à 1,5°C ou 2°C.

Ces méthodologies ne sont pas dépourvues de limites. Surtout, elles ne mesurent pas les risques financiers de chaque actif. Néanmoins, bien que plus modestes que d’autres, elles fournissent des indications tout à fait pertinentes : plus un portefeuille d’actifs financiers est « aligné 2°C », plus il est à priori capable de faire face aux risques de transition. Ainsi, il est plus prudent « toutes choses égales par ailleurs » pour une banque centrale de se protéger face au risque de transition en acceptant du collatéral « aligné 2°C », plutôt que de ne pas le faire par incapacité à mesurer le risque en situation d’incertitude radicale.

Dans cette perspective, on peut expérimenter une règle imposant que les pools de collatéral mobilisés par les contreparties bancaires dans le cadre des opérations de crédit de l’Eurosystème soient « alignés », l’application au niveau du pool présentant l’avantage de laisser celles-ci libres de choisir (sous contrainte) les actifs mobilisés (pas d’inéligibilité a priori) et de ne pas dépendre de valorisations financières forfaitaires du risque de transition, non disponibles pour l’heure.

Les titres éligibles et les titres mobilisés auprès de l’Eurosystème ne semblent pas dans l’ensemble « alignés 2°C »

En suivant cette logique, deux méthodologies « d’alignement 2°C », développées par S&P Trucost et Carbon4Finance, ont été appliquées aux données de collatéral de l’Eurosystème. L’analyse couvre environ 80% des encours de titres éligibles et 60% des encours mobilisés par les contreparties de politique monétaire en mai 2020. Malgré des divergences, les deux méthodologies employées convergent sur le fait que le collatéral éligible et mobilisé n’est en moyenne pas « aligné » avec les objectifs de l’accord de Paris, et donc a priori exposé aux risques de transition.

L’analyse suggère également qu’il existe un stock d’actifs éligibles dont la mobilisation permettrait un meilleur « alignement » des pools, et donc à priori une meilleure couverture des risques de transition. Cela ne signifie néanmoins pas qu’il serait facile « d’aligner » le collatéral, car de nombreuses questions subsistent. Il n’est par exemple pas certain que les actifs éligibles « alignés » soient effectivement mobilisables par les contreparties. Une règle de mobilisation pourrait par ailleurs avoir des conséquences aussi bien positives (par exemple, la quantité d’actifs « alignés » et éligibles pourrait augmenter si les marchés interprètent cela comme un signal clair permettant de mieux      valoriser les risques climatiques) que négatives (par exemple, les prix de différents actifs éligibles mais non « alignés » pourraient être impactés) que notre document de travail n’évalue pas. Enfin, les résultats obtenus avec différentes méthodologies « d’alignement » peuvent diverger, et demandent donc à être analysés de manière prudente.

Les questions abordées ci-dessus font partie de celles qui seront analysées dans le cadre de la revue stratégique de la BCE, qui comporte un volet spécifiquement dédié aux enjeux climatiques. 

Par Oustry Antoine, Erkan Bünyamin, Svartzman Romain et Weber Pierre-François

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