Pour un écosystème financier innovant
Proposition de préface de Denis Beau pour le « Year Ahead 2021 »
Chargées de veiller à la stabilité monétaire et financière, les banques centrales ont un intérêt fort à encourager le développement d’innovations durables, c’est-à-dire qui peuvent contribuer à rendre le système financier plus efficient et sûr au service de l’économie, des entreprises et des particuliers.
Cette préoccupation inspire en particulier les trois modes d’intervention principaux que les banques centrales utilisent pour s’acquitter de leurs responsabilités, dans le domaine des infrastructures de marché et des paiements, qui concentre actuellement une part importante de l’innovation financière : la supervision, la fourniture de services et l’intermédiation. Toutefois, dans un contexte de changements technologiques rapides, l’utilisation de ces leviers peut s’avérer difficile car nous y recourons pour promouvoir plus d’efficacité tout en préservant la sécurité, et que ces deux objectifs peuvent s’opposer. Nous pourrions alors être taxés de conservatisme et accusés d’entretenir un biais envers l’innovation : d’une part, en faveur des « vieilles » technologies ayant prouvé leur robustesse, mais susceptibles de ne pas être en phase avec les évolutions nouvelles et, d’autre part, en faveur des acteurs bien établis et réglementés. De telles critiques seraient erronées et injustifiées.
L’innovation durable comme vecteur d’efficacité
Nul besoin de revenir à l’Antiquité et aux paiements avec des coquillages, il suffit de se remémorer la situation d’il y a 30 ans pour reconnaître que dans le domaine des infrastructures de marché et des paiements, l’innovation a été synonyme d’efficacité accrue. La tendance à la dématérialisation des actifs financiers et des moyens de paiement, à l’œuvre depuis des décennies, a été déterminante dans ces avancées ; elle connaît actuellement une nouvelle phase. Enracinées dans l’essor actuel de la numérisation, les modifications contemporaines des modes de consommation comme la croissance du commerce électronique vont de pair avec une augmentation de l’utilisation des instruments de paiement électroniques, ainsi qu’avec le développement de technologies basées sur l’internet et d’appareils électroniques multifonctionnels. Il en résulte des services de paiement de plus en plus disponibles, dépassant les frontières physiques et les contraintes de temps, pour satisfaire la demande des clients en services de paiement instantanés, continus et uniformes, à mesure que la mobilité des agents économiques s’accroît.
Toutefois, la transformation technologique en cours est susceptible de générer certains risques ou effets secondaires défavorables : une fragmentation des solutions de paiement avec une interopérabilité limitée, un nombre croissant d’acteurs interdépendants pouvant rendre systémiques des difficultés autrement davantage circonscrites, une exposition accrue aux cyber-menaces, d’importants problèmes de protection des données, ou encore une éventuelle constitution de monopoles (y compris technologiques).
Ainsi et conformément à notre mandat en matière de stabilité financière, il nous revient comme banquiers centraux de promouvoir l’innovation en examinant attentivement les nouvelles technologies sur le plan du gain d’efficacité et de la qualité de service, mais aussi sur celui de la sécurité, afin de veiller à ce qu’elles améliorent le bien-être de manière durable.
Cela s’applique en particulier à la nouvelle tendance à la « tokenisation » des actifs financiers, à la création de nouveaux actifs négociables associés à de nouveaux droits, tels que les jetons d’usage, au développement de nouveaux moyens de paiement tels que les stablecoins et, plus généralement, à tous les nouveaux cas d’usage regroupés sous l’appellation de « finance décentralisée ». Cette tendance semble s’être affirmée ces trois dernières années à travers le monde, avec certains projets particulièrement médiatisés dans le domaine des paiements pour le grand public (retail) mais aussi avec l’émergence de plusieurs initiatives privées et publiques en matière de règlements à destination des intermédiaires financiers (wholesale), dans le but de créer de nouveaux débouchés, d’accroître la liquidité et d’améliorer le fonctionnement des infrastructures de marché. Dans ce contexte, les banques centrales examinent actuellement si la tokenisation peut aider à remédier à l’une des principales lacunes qui subsistent en matière d’efficience, qui concerne les paiements transfrontières, qui sont encore coûteux, induisent de longs délais jusqu’au règlement et font l’objet d’incertitudes liées aux contrôles en matière de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT). Améliorer les paiements transfrontières est une des priorités du G20, et il est possible qu’une solution fondée sur les nouvelles technologies et l’innovation nous aide à faciliter ces transferts dans l’intérêt général. C’est la promesse faite par certains projets privés, c’est ce que veulent éprouver certains pilotes portés par des banques centrales. Aucun développement sain et durable n’étant possible dans un environnement hasardeux, il est également important que le développement de nouvelles solutions ne soit pas synonyme de risques non maîtrisés, comme le serait une fragmentation de la liquidité en plusieurs silos financiers, qui affaiblirait les efforts notables d’intégration et d’harmonisation consentis depuis plusieurs années par l’ensemble de l’écosystème notamment au sein de la zone euro. Les stablecoins en particulier doivent continuer à faire l’objet d’une attention et d’une surveillance fortes en la matière.
Favoriser une innovation durable
Afin de promouvoir cette innovation durable, nos actions prennent concrètement deux formes principales : d’une part, soutenir et mettre en œuvre des cadres réglementaires et des pratiques prudentielles qui favorisent l’innovation et la stabilité de notre système financier ; d’autre part, nous intégrer en tant qu’acteur dans l’écosystème de l’innovation financière.
La majeure partie du cadre réglementaire actuel a été conçue avant les « ruptures » technologiques auxquelles nous sommes à présent confrontés. Il semble ainsi logique de l’adapter à ces évolutions technologiques ainsi qu’aux défis qu’elles posent et aux risques associés. La même chose s’applique, naturellement, à notre cadre et à nos méthodes de surveillance. Le succès des directives sur les services de paiement (DSP1 et 2) a montré que la législation européenne peut accompagner les nouvelles tendances et stimuler l’innovation. Avec de nouveaux actifs de règlement tels que les stablecoins mondiaux (Global Stablecoins), l’adaptation des régimes existants devra s’inscrire dans un cadre réglementaire plus large, qu’il conviendra d’adopter au niveau mondial. Ces adaptations doivent préserver et consolider deux éléments fondamentaux de la réglementation du secteur financier : l’objectif de stabilité financière et le principe de la souveraineté monétaire.
À cet égard, saluons l’ambition du récent ensemble de mesures sur la finance numérique (Digital Finance Package) de la Commission européenne ainsi que les priorités qu’il fixe, en particulier celles consistant à lutter contre la fragmentation du marché unique numérique pour les services financiers et à faire face aux nouveaux défis et aux risques associés à la transformation numérique. En ce qui concerne ces risques, je pense qu’il est pertinent que la Commission européenne traite la question complexe, mais inévitable, du cadre de surveillance à appliquer aux principaux prestataires de service informatiques, notamment les fournisseurs de service de cloud, ainsi que le sujet tout aussi important de la supervision des émetteurs et des distributeurs de stablecoins, indexés sur une ou plusieurs devises. En outre, la proposition de régime pilote, destiné à permettre aux systèmes de négociation de marché et aux dépositaires centraux de titres d’être exemptés, pour une période allant jusqu’à six ans, des règles spécifiques existantes listées dans le règlement, afin de négocier, régler et enregistrer des crypto-actifs avec la technologie des grands livres distribués, pourrait également inciter les banques centrales à examiner dans quelles conditions elles pourraient mettre à disposition leur propre actif de règlement, la monnaie de banque centrale, au-delà du cercle des bénéficiaires actuels.
Faciliter et expérimenter
Adapter le cadre réglementaire ne sera pas suffisant pour arriver à suivre le rythme de l’innovation. Il nous paraît nécessaire que la Banque de France soit aussi un acteur de l’innovation en poursuivant deux objectifs : faciliter et expérimenter. Et nous sommes par conséquent particulièrement actifs dans ce domaine au travers de diverses initiatives qui ont été rendues possibles grâce aux outils innovants que la Banque a mis en place ces dernières années. Ouvert en juin 2017, le Lab, notre centre d’innovation ouvert, fournit ainsi à nos équipes un soutien pour penser « en dehors des sentiers battus » et imaginer leur activité. Autre exemple emblématique : le pôle FinTech-Innovation de l’ACPR , facilite nos relations avec les Fintechs, notamment pour les processus d’agrément, et étudie les nouveaux défis auxquels sont confrontés les régulateurs et les superviseurs du secteur financier en raison des innovations. Par ailleurs, notre tout nouveau correspondant national start-ups pilotera l’action de ses homologues dans les capitales régionales de la French Tech, afin d’assurer la liaison avec l’écosystème des start-ups. Enfin, le pôle d’innovation de la BRI poursuit quant à lui la triple mission d’étudier les tendances essentielles de la technologie financière, d’explorer le développement de solutions susceptibles d’améliorer le fonctionnement du système financier et de mobiliser les banques centrales sur les questions relatives à l’innovation. L’Eurosystème a décidé de participer à cette aventure, avec deux centres d’innovation à Paris et à Francfort.
Tous ces outils nouveaux et innovants permettent à la Banque de France d’expérimenter activement de nouvelles technologies dans les domaines de la data science et de l’intelligence artificielle (IA), de la blockchain, ou encore de la cybersécurité. L’objectif ? Identifier les opportunités et les risques qu’elles peuvent entraîner. L’organisation par l’ACPR d’ateliers sur l’utilisation de l’IA dans le secteur financier est un exemple de ce que l’expérimentation peut apporter, non seulement à une autorité de contrôle mais également à l’écosystème dans son ensemble. En se fondant sur des cas d’usage spécifiques, ces expériences concrètes ont permis à l’ACPR d’examiner de l’intérieur les algorithmes, leurs performances intrinsèques, leur intégration dans les processus opérationnels et leur environnement en matière de contrôle et de gouvernance. Sur cette base, l’ACPR a publié un rapport en juin dernier, présentant ce que pourrait être le cadre pour une bonne utilisation de ces futurs outils. Cela illustre comment l’expérimentation nous permet d’envoyer les signaux appropriés à l’écosystème afin qu’il concrétise le potentiel des nouvelles technologies sans craindre un « retour de bâton » tardif et inattendu de la part de l’Autorité de surveillance.
Focus sur la monnaie numérique de banque centrale
Le programme d’expérimentation en cours à la Banque de France sur la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) à destination des intermédiaires financiers constitue une autre preuve tangible de notre soutien actif à l’innovation. Parmi les défis posés par l’innovation, l’un présente un intérêt particulier pour les banquiers centraux : préserver le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale, en particulier sur les marchés financiers, au service de la stabilité financière. Les tendances à la numérisation des marchés financiers et des paiements, ainsi que le rôle plus important des intermédiaires financiers non bancaires, invitent ainsi les banques centrales à réfléchir à la manière dont elles donnent accès à l’actif de règlement le plus sûr, à savoir la monnaie de banque centrale. L’existence d’une forme numérique de monnaie de banque centrale n’est évidemment pas une condition préalable, ni suffisante, de l’efficacité et de la sécurité des marchés financiers. Néanmoins, la forte demande de solutions innovantes dans l’écosystème nous a convaincus de l’intérêt d’une approche expérimentale dans ce domaine.
La manière dont nous expérimentons la MNBC pour les transactions interbancaires illustre parfaitement notre choix de passer d’une réflexion conceptuelle et académique à des expérimentations sur le terrain, main dans la main avec les acteurs du marché, en travaillant avec pragmatisme. L’objectif est premièrement de déterminer comment la monnaie numérique de banque centrale peut améliorer l’efficacité et la fluidité des systèmes de paiement et de règlement, puis identifier les technologies les plus prometteuses et enfin de savoir s’il est pertinent de mettre cette MNBC à la disposition de bénéficiaires qui n’y ont pas encore accès.
Les huit expérimentations à venir nous aideront non seulement à étudier le potentiel de la technologie, mais également à dialoguer avec les acteurs de l’écosystème sur des sujets clé : les méthodes d’échange d’instruments financiers pour les MNBC, l’amélioration des conditions d’exécution des paiements transfrontières ou de nouvelles façons de rendre les MNBC accessibles aux acteurs du secteur financier. Ces expériences nous conduiront à évaluer si le cadre réglementaire actuellement en vigueur doit évoluer, dans la mesure où nous réalisons ces expérimentations dans le cadre juridique actuel.
De plus, cet automne, l’Eurosystème a adopté une approche pratique comparable pour ses expérimentations sur un euro numérique pour le grand public, auxquelles nous participons, aux côtés de la BCE et d’autres banques centrales nationales de l’Eurosystème. Les expérimentations en cours ont directement trait à la nécessité pour l’Eurosystème, si les circonstances l’exigent, d’être prêt à émettre une MNBC afin de garantir l’accessibilité à la monnaie de banque centrale au grand public, et de préserver sa liberté de choix des moyens de paiement et sa confiance dans notre monnaie.
Un écosystème d’innovation florissant, créatif et efficient constitue un élément clé de la transformation du système financier vers plus d’efficience et de stabilité. C’est pourquoi, à la Banque de France et à l’ACPR, il nous paraît important de le soutenir, en capitalisant en particulier sur le savoir-faire des acteurs français en matière de technologie et de finance, et d’y apporter notre contribution.
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- Publié le 09/03/2021
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